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Thierry Fabre : ''ce qu'on cherche à tuer c'est le vivre ensemble''

Commissaire d'expositions et responsable du département du développement culturel et des relations internationales du MuCEM, Thierry Fabre répond à nos questions suite aux attentats de Paris.

Publié par Redac . le 17/11/2015
Thierry Fabre : ''ce qu'on cherche à tuer c'est le vivre ensemble''

La France a été très durement touchée ce vendredi par des attentats meurtriers. Ce massacre s'est notamment déroulé au Bataclan, un lieu de culture. Quels sont vos sentiments aujourd'hui ?

"Pour moi les lieux de culture ce sont aussi les terrasses des cafés et les restaurants. Parce que dans la dimension de la culture dite au quotidien, la façon d’être ensemble, de manger ensemble, de vivre ensemble est un élément culturel. Bien sûr qu’il y a une salle de spectacle, et c’est celle qui a été la plus rudement et brutalement touchée. Plus que touchée parce que c’était un véritable carnage, des actes de barbarie commis avec des gens qui sont d’un grand courage, qui viennent avec des armes lourdes tuer des gens qui sont les mains vides et qui se prétendent des guerriers. C’est de l’ordre de l’infamie.

Ce qui est frappant à mes yeux, c’est que ce qu’on cherche à tuer et faire disparaitre c’est le vivre ensemble. On est dans l’attaque de lieux qui sont des lieux de sociabilité : la salle de concert, les terrasses et la grande agora contemporaine qui est le stade de football. Pour moi qui suis un grand lecteur de Camus, le football est aussi un lieu de partage. On voit bien que l’idée de ce radicalisme, djihadisme destructeur, c’est d’ériger des frontières, de séparer.

"L’idée de ce radicalisme, djihadisme destructeur c’est d’ériger des frontières, de séparer."

Ce qui est insupportable pour eux, c’est la France telle qu’elle est, c'est-à-dire mêlée. La France est historiquement, et elle l’est encore plus dans les jeunes générations, mixte. Il y a des brèches, et ils essaient de faire passer la brèche à la faille, et la faille au gouffre. Il y a les conditions de propagation de la violence, et de guerre de tous contre tous, en étant chacun dans sa communauté. La seule communauté que je connaisse c’est celle de la République. De la Res Publica, de ce qui nous tient ensemble et qui fait que nous sommes tous citoyens d’un même pays.

Même s’il y a des situations de marginalisation, de relégations sociales culturelles, et donc de violence qui ne sont pas négligeables. Il faut comprendre d’où vient la violence. Mais celle là elle vient de Courcouronnes, de Drancy de Chartres, mais elle vient surtout de Syrie."

"Le peuple français est un peuple politique qui sait discerner les grands moments et les tragédies de l’histoire."

Vous parlez de fissures, doutez-vous de la capacité du peuple français à rester uni ? 

" Le peuple français est un peuple politique qui sait discerner les grands moments et les tragédies de l’histoire. Je pense qu’on est face à une tragédie d’une ampleur considérable. Il y aura clairement un avant et un après 13 novembre 2015. Il n’en reste pas moins que le peuple français comme les autres peuples d’Europe sont traversés par ce qu’on appelle des passions identitaires, des mouvements de peur, de repli qui sont liés à la mondialisation, à la fragilité économique, à des tensions politico-culturelles qu’il ne faut pas sous-estimer non plus.

On l’a vu après Charlie, il y a eu des moments de solidarité, mais il y a eu aussi des attaques. Il n’est pas exclu que l’objectif de ceux que j’ai envie d'appeler "salopards" soit la propagation de la violence et un pas vers des représailles aveugles. Parce que je pense que les identitaires de part et d’autre parlent le même langage, qui est souvent un langage de la force, de l’exclusion et de la violence. Ce risque n’est pas à exclure c’est pourquoi il faut une mobilisation citoyenne, à la fois pour être extrêmement ferme dans le châtiment de ceux qui ont tué pour tuer, et en même temps dans la dimension solidaire. Nous sommes au Mucem et il y a eu un attentat récemment au Musée du Bardo, à Sousse. Je viens de faire une exposition sur la Tunisie contemporaine, donc je suis particulièrement lié à la Tunisie et aux acteurs culturels tunisiens en ce moment. Il y a eu un énorme attentat au moment des élections à Ankara qui a là aussi tué beaucoup de jeunes. Une sociologie comparable de gens qui manifestaient pour la paix. Un attentat 2 ou 3 jours avant dans le sud de Beyrouth. Donc ce ne sont pas simplement les pays européens qui sont touchés, pas simplement la France qui est touchée.

"Ils ont mitraillé un lieu qui est un lieu de la mixité culturelle, un lieu ouvert."

Cette logique de guerre sous une forme nouvelle qui est celle de la violence dite terroriste, elle n’est pas nouvelle. Elle prend simplement une ampleur inégalée. Et par deux fois elle touche le cœur de Paris. Ils ont mitraillé un lieu qui est un lieu de la mixité culturelle, un lieu ouvert. Ce que ces gens veulent tuer c’est ce rapport à l’ouvert. C’est créer de la séparation, et face à cela il faut relier davantage. La meilleure façon de leur répondre, c’est d’être encore plus solidaires et de construire des convergences. Ce qui fonde le vivre ensemble c’est le symbolique. Et ça ça passe par des formes culturelles. Je suis particulièrement affecté, car j’ai passé ma vie à essayer de créer des ponts entre les cultures. Et évidemment que des attaques de cet ordre m’affectent particulièrement. D’abord parce qu’elles sont ignominieuses humainement et ensuite parce qu’elles portent des fractures contre lesquelles je me bats de toutes mes forces."

Est-ce que le MuCEM a un rôle à jouer en tant que musée des Civilisation de l'Europe et de la Méditerranée ?

"Le MuCEM, ce sont des passerelles qui font circuler les cultures entre elles. Elles sont dans la porosité, la circulation. C'était le cas dans la statuaire avec l'exposition Migrations Divines. Avec Lieux Saints Partagés, l'exposition montrait au-delà des verticalités religieuses qui sont réelles et profondes. Elle montrait que les pratiques sont souvent plus intelligentes que les dogmes. Il y a plein de lieux de pèlerinage communs. Ce qui ne veut pas dire que c'est la bonne entente et une vision irénique. Non, simplement, il y a un apprentissage de l'autre. Au fond, il y a toujours de l'autre en Méditerranée. Un autre d'une autre religion, d'une autre origine...

"Au MuCEM comme musée des Civilisation de l'Europe et de la Méditerranée, ces attentats ont une résonnance toute particulière. Je pense que ce lieu a un rôle de premier plan à jouer."

On a lancé un cycle de grandes rencontres au MuCEM qui s'appelle "Pensées du Monde". Le premier était "Civilisations et barbarie", le second "La peur, raison et déraison". Le prochain est sur l'avenir des frontières. On est au cœur de ce genre de questions.

Nous n'allons pas organiser de débats. L'événement est tellement massif que l'on ne peut pas faire des réactions comme cela. La programmation est conçue justement pour relier. En janvier, une grande rencontre est prévue : "Où va la France ? Regards d'ici, Regards d'ailleurs". On y travaille depuis six ou huit mois, ce n'est pas directement lié à ces attentats dégueulasses.

Ce pays se pose des questions. Ce débat trompeur sur la question de l'identité et de la France, on est loin de l'approche de Fernand Braudel. On est tous un peu déboussolé. On a besoin de retrouver un cap.

 

Qu'est ce que c'est que la pensée sinon quelque chose qui vous permet de vous situer dans le monde, de comprendre d'où on vient, là où on est pour savoir là où l'on va ?

Ce n'est pas tout à fait clair, y compris sur la politique étrangère de la France, ou sur les mesures qui vont être prises. Il serait opportun de tirer les leçons des impasses de ce qui s'est fait sur le Patriot Act aux Etats Unis pour ne pas y retomber.

"Nos réponses, elles doivent prendre la mesure et ne pas aller là où nos ennemis aimeraient nous faire aller."

Il faut être plus intelligent qu'eux, et que nos sociétés restent ouvertes. Tout en étant d'une extrême fermeté à l'égard de ceux qui commentent des actes de guerre. Il faut prendre toutes les mesures nécessaires, pour ceux qui reviennent de Syrie par exemple."

 

 

 

photos : Agnès Mellon / JB Fontana

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