Encore une histoire de mariage forcé par des pères autoritaires.
Ergaste et Orgon, vieux amis égoïstes, veulent marier Lucile et Damis.
Si on était chez Molière, l'intrigue consisterait à déjouer le plan pour que les vrais amoureux se retrouvent avec la bénédiction paternelle. Mais on est chez Marivaux où rien n'est simple.
Les deux jeunes gens disent oui à leurs pères sans se connaître – la loi c'est la loi, même si on est au siècle où les femmes revendiquent la liberté et que les serviteurs se font maîtres – puis une fois les présentations faites, se jurent mutuellement de faire échouer le projet paternel au moment même où l'amour les foudroie. Les deux jeunes gens vont développer des trésors de virtuosité verbale pour contrer, contrarier, faire mentir les élans de leurs corps. Quatre actes durant, le « marivaudage » va consister à trahir la parole que l'on est en train de donner, à déjouer les complots que l'on est en train d'ourdir, à s'entraver avec le joug que l'on dénonce, à rester froid contre le désir qui embrase.
Et les comédiens ne ménagent pas ces corps rebelles qu'il faut plier : ils s'empoignent, se repoussent, renversent les obstacles, piquent des crises de colère, roucoulent, se jettent au sol, grimpent aux rideaux, s'abandonnent, se reprennent, avec une hystérie revigorante qui soulève les spectateurs de leur fauteuil et les aspire. Lancé comme une lame de couteau, le duo traverse l'espace laissant les autres personnages médusés et craintifs, à l'exception d'un couple de vieux serviteurs pervers dont on ne sait s'il joue là sa jeunesse enfuie ou leurs gages, les deux probablement. Le décor est à l'unisson de cette tornade, fait d'éléments disparates, précieux et signifiants, un rideau, un tapis, un lustre, quelques chaises, un fauteuil, de belles toiles peintes façon Watteau, et un écran masqué de tulle noir qui apportera une respiration facétieuse quand les sentiments seront enfin à l'étale. Les sept comédiens font une troupe, tous unis, justes, précis, acrobates, maniant cette incroyable langue classique avec une telle évidence qu'elle se charge d'une sensualité crue presque indécente.
Rudesse et raffinement, cris et chuchotements, coups et caresses, caprices et frayeurs, orgueil et immaturité, blessure et repentir, la folie n'est pas loin dans ce spectacle qui prend la démesure surannée et tonitruante d'un grand opéra.
mise en scène Christophe Rauck